Le
Loup Solitaire
littérature orale
tunisienne transcrite par Raouf
Ochi
© Ochi 2020
Il était une fois un loup
solitaire* qui faisait ravage
partout où il passait. Il
régnait dans un territoire d'une
dizaine de kilomètres à la ronde
qu'il considérait comme son
propre royaume. C'était une
vallée verte entourée de
montagnes et traversée par une
rivière qui fertilisait grâce à
ses crues les terres des
paysans. Tous les fermiers de la
région se plaignaient de ses
assauts. Chaque jour, il
s'attaquait à un troupeau et
emportait un agneau comme ration
quotidienne. Les chiens des
fermiers le regardaient faire
sans oser le charger, car il
leur montrait tout en hérissant
ses poils ses crocs aiguisés
pareils à des lames de couteaux.
Leurs preux sloughis furent tous
éventrés par les 'crocs du
diable' . C'était ainsi qu'on
finit par l'appeler. À chaque
fois qu'on lançait un sloughi à
sa poursuite, il le rattrapait
rapidement, mais au moment où il
allait le mordre par derrière,
il se renversait sur le dos et
l'éventrait d'un seul coup de
gueule puisque le sloughi ne
pouvait plus freiner sa course à
temps en passant au dessus de
lui : C'était cette ruse et
cette technique de combat qui le
rendaient imbattable.
Alors, les paysans, perplexes et
ne sachant quoi faire, allèrent
plaindre leur sort et demander
conseil au sage de la région.
Celui-ci comprit tout de suite
que leur ennemi était un loup
solitaire qui ne pouvait être
battu que par un sloughi
solitaire. Le sage ayant
beaucoup voyagé à travers le
pays, leur dit qu'il connaissait
un berger qui, après avoir perdu
toute sa famille lors d'une
crue, était allé s'installer sur
les hauteurs d'une région
voisine à trois jours de marche,
vivant avec son sloughi
solitaire, le seul compagnon qui
lui restait.
Aussitôt, l'un des fermiers se
mit en route sans la moindre
hésitation. À son arrivée devant
la tente du berger qui
l'accueillit chaleureusement en
lui offrant du thé chaud, il lui
raconta l'histoire du loup
solitaire qui attaquait leurs
troupeaux et éventrait leurs
sloughis. Alors, le berger des
hauteurs appela son sloughi,
Skhab. C'était un sloughi d'une
robe sable clair et d'une
constitution solide et osseuse
qui avait trois marques de feu
sur chacune de ses pattes
antérieures et une croix sur
chaque flanc. Son maître lui fit
signe de s'asseoir à côté de lui
et pria son hôte de répéter son
récit devant lui, ce qu'il fit
avec plaisir. Skhab écoutait
attentivement et à chaque fois
que le conteur prononçait le mot
'loup', il dressait ses oreilles
coupées et ses yeux ambrés,
grand-ouverts et vifs semblaient
dire avoir tout compris. Une
fois le récit fini, le berger
présenta de l'orge moulu trempé
dans du lait de chèvre et de
l'huile d'olive à son sloughi
tout en disant à son hôte que
s'il mangeait son repas, cela
voudrait dire qu'on ne pouvait
pas compter sur lui. Par contre,
s'il ne mangeait pas, cela
exprimerait qu'il était
contrarié, en colère, plein de
défi et impatient d'en finir
avec ce loup. Heureusement pour
le fermier, Skhab ne regarda
même pas sa nourriture, resta
figé à sa place et se mit au
garde-à-vous pour montrer qu'il
était prêt à exécuter un ordre.
Le lendemain, le berger des
hauteurs souffla dans l'oreille
de son sloughi qu'il devait
partir avec leur hôte pour tuer
le loup solitaire. En pressant
le pas, le chemin du retour
était devenu comme par miracle
beaucoup plus court que celui de
l'aller : "L'enthousiasme fait
des ailes", comme on dit. Le
grand jour vint et on vit le
loup sortir des broussailles où
il faisait sa sieste. Il venait
comme d'habitude prendre son
agneau. Mais, cette fois-ci,
Skhab était là. Il le vit de
loin, le laissa venir, attendit
jusqu'à ce qu'il s'enfonçât dans
un vaste champ où il n'y avait
ni buissons ni arbustes et il
s'élança comme l'éclair à sa
poursuite. Le loup se pavanait
tranquillement et sa fourrure
argentée brillait au soleil. Il
était serein et confiant, car il
savait qu'il n'avait rien à
craindre. Mais, dès qu'il avisa
une silhouette à longues pattes
et comme l'ombre d'une grande
masse compacte emportée par le
vent s'approcher de lui, une
peur subite s'empara de lui, des
frissons d'angoisse l'envahirent
et il se mit à courir à toute
vitesse parce qu'il savait au
fond de lui-même que ce qu'il
avait vu n'était pas un sloughi
comme tous les autres.
Effectivement, le brave Skhab
l'avait vite rattrapé et courait
déjà au coude à coude avec lui.
Il ne courait pas derrière lui
comme faisaient les autres
sloughis. Il le côtoyait en le
fixant des yeux. Le loup, à
maintes reprises, se retournait
sur son dos pour l'éventrer, en
vain. Skhab, souple et agile
dans sa course, savait freiner à
chaque fois au bon moment,
s'arrêtait à côté de lui et
grognait l'obligeant à se
redresser et à se remettre à
courir. Les paysans suivaient la
scène avec grande attention et
grand plaisir.
À un moment
donné, le loup était fatigué
et essoufflé. Skhab,
persévérant dans sa course,
comprit que c'était le moment
propice pour son coup fatal:
Il le prit par la nuque et le
jeta de toutes ses forces
derrière lui. Le loup prit un
petit envol et atterrit sur le
sol le dos brisé et ne pouvant
se relever, il resta couché la
gueule ouverte comme pour
supplier son ennemi redoudable
de l'achever. Pour le vaillant
Skhab, le combat était terminé
et sa mission était accomplie.
Il s'accroupit près de son
adversaire battu attendant
l'arrivée des fermiers avec
leurs chiens qui accouraient
pour se venger de la bête
féroce.
C'est ainsi que
prit fin l'histoire du sloughi
solitaire contre le loup
solitaire. Le sage avait dit
vrai :"Un loup solitaire ne
peut être battu que par un
sloughi solitaire."